LE MASSILIA, BATEAU-PIÈGE.

(Tiré du mémorial de notre temps 1940 de Hachette)
Ni Potemkine de la III° République, ni Normandie de la trahison, le Massilia va devenir le bateau-piège des opposants au nouveau régime. L'occasion fait, dit-on, le larron.
Ainsi le mauvais larron peut, parfois, faire la bonne occasion. Et en profiter.
Capitale sans foi, Bordeaux est en proie à toutes les fièvres de la défaite, aux grandes peurs comme aux grandes trouilles, aux lâchetés repeintes en tricolore comme aux désirs d'aller ailleurs, où les oiseaux ministériels ne seraient pas ivres de trois joies, celle de la capitulation, celle de l'humiliation, celle de l'expiation.
Capitale sans lois, la préfecture, rue Vital-Carles, abrite le si doux Président Lebrun, dernier symbole de la légitimité républicaine. C'est chez lui que les parlementaires : ces pelés, ces galeux, viennent s'informer des intentions du gouvernement. Elles sont claires, il faut quitter Bordeaux.
Direction : l'Empire, Alger ou Casablanca.
Objectif : continuer le combat.
Seulement voilà, au milieu de l'effondrement militaire attribué aux civils, après le refus du Maréchal d'abandonner sa patrie, et tandis qu'il a déclaré aux Français, le 17/6 à 12h30', que : sur de la confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur, que valent donc ces palabres sur un éventuel exode vers l'Afrique du Nord ? Avec le départ du Massilia, on allait le savoir. Croisière des fuyards. Vaisseau des traîtres. Pensez donc ! Les rats, francs-maçons, juifs, parlementaires, bref, toute la République des Camarades quittant le navire France et ses malheurs pour les délices du Massilia. Quelle aubaine pour la propagande et son haut-commissaire !
L'affaire va se jouer en une journée, le 20/6, un jeudi.
Le matin, conseil des ministres, Albert Lebrun est catégorique : le départ pour Alger aura lieu dans la journée. Président et gouvernement embarqueront à Port-Vendres alors que les parlementaires gagneront le Verdon tout proche. A l'heure où les Allemands fixaient rendez-vous pour le soir même, entre Tours et Montoire, à notre délégation d'Armistice, on s'occupait surtout, chez le Président et dans les milieux politiques, de ce départ imminent de la Légalité Républicaine.
Ministre de l'intérieur, le jovial Pomaret, dit Pompom, brave garçon et, surtout, bon camarade, accueillait à stylo ouvert les demandes de faveurs spéciales d'embarquement...
La République des camarades n'était pas forcement celle des coquins. Et puis Pomaret n'avait que des copains. Surtout parmi les personnalités du Tout-Paris de l'exode, dont certaines prudentes, voulaient mettre entre elles et les nouveaux puissants la distance d'une Méditerranée.
Ainsi Pomaret signa-t-il leur bon embarquement des personnalités citées avec les parlementaires. C'est dans cette même matinée du jeudi 20/6 que l'Amiral Darlan fait afficher une note officielle invitant MM. les Parlementaires à rejoindre le Verdon.
Un car est mis à leur disposition. Départ pour le Massilia : 17h20'. Hors Louis Marin qui, sur place, étonné par l'absence du président Herriot, flaire le piège, ils seront 27 à embarquer le lendemain.
Mais le piège d'éloigner les opposants, les ridiculiser avant de les accuser, risquait d'être à double détente. En effet, au moment où s'éloigne l'autobus des parlementaires, le président Lebrun boucle sa cantine. Mais sans président, ni ministres, qui donc pourra sacrer légalement le maréchal ? Personne... Alors, ce jeudi des dupes aura son Machiavel en la personne d'Alibert, juriste un peu échevelé et maréchaliste fervent. C'est lui-même qui a expliqué comment, grâce à un mensonge et un faux, il avait réussi l'opération Massilia guet-apens.
Le jeudi 20/6, racontera-t-il, je reçus un coup de téléphone pressant du président de la République qui tenait à m'avoir lui-même au bout de fil. Ses valises étaient prêtes. Il devait s'embarquer à Port-Vendres pour l'Algérie. Il avait hâte de connaître l'heure exacte du départ : On me dit, gémit-il au téléphone, que les Allemands ont passé la Loire entre Nantes et Tours. Je vous en prie, demander au Maréchal ce qu'il a décidé et faites-le-moi savoir d'urgence... Alibert répond respectueusement, mais évasivement au président de la République et se rend chez le Maréchal. Il est 15h, le Maréchal est seul dans son cabinet : Ah ! c'est vous Alibert, vous tombez bien. Il faut que j'aille chez lui (Lebrun), vous allez m'accompagner. Nous sortons et faisons les quelques mètres qui nous séparent de l'hôtel du Préfet, nous entrons dans le cabinet de M. Lebrun. Il est en tête-à-tête avec M. Camille Chautemps.
Le Maréchal s'asseoit sans mot dire.
Monsieur le Président de la République, dit Chautemps, Je voudrais vous répéter, pour être sûr, vos instructions. Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? Vice-président du conseil, je vais partir immédiatement pour Alger et y prendre la tête du gouvernement. Je réunirai sénateurs et députés, tous au moins ceux qui auront pu nous suivre, et nous prendrons toutes les mesures utiles pour la poursuite de la guerre dans l'empire. Monsieur le Maréchal Pétain reste sur le sol Français pour assurer, par sa prestigieuse présence et dans toute la mesure du possible, la protection des personnes et des biens. Vous, Monsieur le Président de la République, vous partez sans délai. Nous sommes bien d'accord ?
Tout à fait d'accord, mon cher président,
répond M. Albert Lebrun. Mes bagages sont prêts.
Tout le monde allait partir, tout étant réglé, le départ étai immédiat. Le gouvernement devait être le lendemain à Alger et Pétain n'aurait jamais été Chef de l'État, c'est alors qu'Alibert prit la parole et se décide à mentir :
Monsieur le Président de la République, j'ai à vous faire part d'une très importante nouvelle. Il est inexact que les Allemands aient passé la Loire. Le commandement nous informe au contraire que nos troupes résistent solidement et que le fleuve n'a été franchi sur aucun point.
C'est en effet très grave,
intervient alors le Maréchal.
Lebrun est manifestement décontenancé, hésitant, Alibert pousse son avantage.
Ne croyez-vous pas, Monsieur le Président que nous pourrions ajourner toute décision définitive à demain matin ?
C'est en effet plus prudent,
accentue le Maréchal.
C'est un dernier délai, dit M. Albert Lebrun avec effort, mais je reste prêt à partir. Communiquez-moi vos dépêches au fur et à mesure que vous les recevrez. Je compte sur vous, n'est-ce pas ?
Alibert gagne la première manche et continuant dans sa lancée dicte un faux à sa secrétaire pour chacun des ministres l'ordre de demeurer à son domicile. Il prend le cachet du Maréchal et l'appose et signe. Sans ce faux, Pétain n'aurait jamais été Chef de l'État.
Sans ce faux, en effet, la France légale, capitale Alger, n'aurait pu voter les pleins pouvoirs à Pétain. Le piège pouvait donc fonctionner. Dans le sens des Machiavels... Déjà, au soir de cette journée, l'amiral Darlan, qui a mis le cap sur le pouvoir, ne craint pas, lui qui avait pressé les députés et sénateurs vers le Massilia de railler ces jusqu'au-boutistes qui cherchent à se défiler par les voies les plus rapides.
Le lendemain 21/6, avec l'appareillage du navire, la campagne s'organise. Les Patriotes, dirigés par Laval, s'indignent déjà contre les Fuyards, les déserteurs, les traîtres. Ils vont, en délégation, s'assurer que le président restera bien à sa place.
C'est seulement en mer, 2 jours plus tard, le 23/6, que 3 passagers du Massilia apprendront que le gouvernement, demeuré à Bordeaux, avait signé l'Armistice. Et comprendront, alors, dans quelle galère ils étaient !
Pour le débarquement à Casablanca, le 24/6, un commando de bons Français tient à réserver aux passagers du Massilia un accueil très particulier. Traîtres ! Embusqués ! Youpins !
On injurie Mendés. On menace Campinchi. On crache au visage de Jean Zay. Mandel passera impassible et ganté de gris, devant les nervis soudain impressionnés.
Après bien des déboires, Mandel sera consigné à bord du Massilia l'empêchant de voir lord Gort et Duff envoyés par Churchill.
On le transférera à Ifrane puis Alger, accusé de crime de trahison en même temps qu'une tentative de coup d'état.
Bientôt, 2 autres députés, Jean Zay et Mendés-France, rencontreront des officiers déguisés en justiciers. Leur crime désertion en temps de guerre. C'est à Clermont-Ferrand qu'ils seront jugés et condamnés. Pour avoir obéi aux ordres de Darlan, Pomaret, Lebrun...
Après le Bateau-Piège, le Massilia devenait ainsi l'occasion des premiers règlements de compte...